♣ À la façon dont Charles s’affale lourdement dans le fauteuil, je perçois tout le poids qui pèse sur ses épaules.
« En quoi puis-je vous être utile ? »
Il hésite un instant avant de répondre : « Je crois que j’ai un problème d’organisation. »
♥ Hélène, dirigeante d’entreprise, vient me voir sans demande précise, sans besoin apparent. Elle ne se sent pas épanouie, mais, dit-elle, elle n’a pas le choix. Si elle lâche, tout s’effondre.
♦ Gabriel, consultant indépendant, semble au contraire bouillonnant d’énergie. Il multiplie les activités : professionnelles, associatives, sportives. Tout lui plait…mais depuis que sa compagne l’a quitté, il s’interroge : « pourquoi je n’arrive pas à me poser ? »
Trois vies, trois réalités bien distinctes. Et pourtant, une même constante : une charge mentale écrasante. Trop de responsabilités, pas assez de temps, une to-do-list interminable et des « il faut, je devrais… » plein la bouche. Le quotidien est envahi par des préoccupations, si nombreuses qu’il ne reste plus de place pour autre chose.
Autre point commun : chacun d’eux est coupé de son intériorité. Le corps, chez eux, n’est plus qu’un outil, parfois utilisé à la décharge du trop-plein, parfois éteint. Et cette déconnexion s’accompagne souvent de sentiments qui rajoute de la charge mentale : la culpabilité de ne pas y arriver ou la colère face à cet autre (une cause extérieure) qu’ils rendent responsable de leur état.
Nos modes de vie contemporains contribuent largement à ce phénomène.
La charge mentale n’épargne personne : ni la mère de famille ni les grands patrons. Comme le souligne le philosophe Hartmut Rosa[1], nous sommes saturés par un excès de possibles. Le numérique et les technologies nous offrent un accès illimité à tout – informations, divertissements, données, contacts – mais nous privent de cet espace si précieux où la vie entre en résonance avec nos émotions, nos relations. Tout étant accessible, çà s’emballe dans la jolie roue du hamster.
Addicts à la performance, nous courons toujours plus vite. Si ce n’est pas par choix, c’est sous la pression de ceux qui nous dirigent, eux-mêmes pressés de prouver leur efficience ou d’accélérer le changement.
Dans ce contexte, développer son activité ou son entreprise devient un défi herculéen : être visible en communiquant, entretenir son réseau, répondre aux normes de qualité et produire des reporting pour justifier qu’on fait « bien » son travail…la liste est longue.
Alors, que faire ? Peut-on vraiment se libérer de cette charge mentale ? La réponse n’est pas dans l’action, mais dans le retour à l’essentiel. Cela commence par un acte simple mais profond : se reconnecter à son intériorité. Prendre le temps d’écouter ce que le corps murmure, ce que le cœur désire vraiment. Apprendre à distinguer ce qui est essentiel de ce qui ne l’est pas.
Se libérer de la charge mentale, ce n’est pas « tout lâcher » ou renoncer à ses responsabilités. C’est, au contraire, accepter d’assumer pleinement son rôle, mais en étant ancré, aligné, en apprenant à dire non sans culpabilité, à ralentir sans craindre d’être laissé pour compte.
C’est aussi s’autoriser des espaces de silence et de recul. Ces moments où l’on se recentre, où l’on sort du flux pour mieux retrouver la clarté. Ni sombrer, ni lutter. Mais se défaire de ce qui, en nous, a créé une programmation, un imaginaire : quelque chose que l’on a préconçu, prédéfini, imaginé, voulu…abandonner nos chimères.
Tout cela demande du courage et un désir : celui de contempler les schémas qui ont fondé notre relation au monde, aux autres et à nous même ET d’avoir confiance en la vie.
Aujourd’hui plus que jamais, c’est moins à la performance qu’il faut s’atteler qu’à une réconciliation profonde avec notre intériorité. Parce que c’est là, et seulement là, que se trouve l’espace dont nous avons tant besoin.
Et nous sommes tous concernés.
[1] « Rendre le monde indisponible », Hartmut Rosa, la découverte Poche (2023)